Il est 19h, en ce mardi de fin d’hiver [NDLR : 28 février]. Je me trouve face au Théâtre de l’Élysée, qui accueille pour un mois “Jouer la mort, une exposition de jeux vidéo”. Organisée par le collectif Sous Les Néons, c’est d’abord le titre de l’exposition qui m’a interpellé et j’ai voulu en savoir plus. Je vous raconte.
Le collectif Sous Les Néons
Sous la houlette de Simon – fondateur de Midnight Circus Games -, Nicolas – co-directeur du théâtre -, Diane – co-fondatrice d’Accidental Queens – et Claire – responsable de l’incubateur Let’s Go -, Sous Les Néons est un collectif d’exploration qui met en avant différentes façons de jouer, performer et regarder le jeu vidéo sous toutes ses formes.
“Jouer la mort, une exposition de jeux vidéo”
On la redoute, on la fuit comme la peste, on l’évite de justesse. On la maudit, on l’insulte, on se bat pour ne jamais la rencontrer. Omniprésente dans la vie, réelle comme numérique, la mort fait partie du jeu. Souvent synonyme de défaite, quelquefois lourde de conséquences, rarement alliée, la mort ne se laisse pas apprivoiser. À moins que…
L’exposition met la lumière sur des jeux vidéo indépendants qui ont fait le choix d’intégrer la mort comme mécanique de jeu, comme fil conducteur ou encore, comme outil d’apprentissage et/ou de réflexion. Des réflexions sur soi, sur l’autre, sur le deuil, qui interpellent, bouleversent et laissent des traces. Une exposition presqu’intimiste de surcroît car aucun des studios n’y a officiellement été représenté.
Chacun des jeux, choisis par le collectif pour cette exposition, appellent à la discussion et questionnent notre rapport personnel à la mort et tout ce qu’il y a autour. Réparties sur trois niveaux, les mises en scène ont grandement participé à créer l’ambiance qui sied à chaque jeu. Ainsi, The Graveyard était projeté au sous-sol, pas très bien éclairé, au milieu de graviers et en face de l’escalier utilisé pour y accéder, comme un clin d’œil au cinéma d’art et d’essai. Spiritfarer, au contraire, avait son mur rien que pour lui au deuxième niveau tandis que la mise en avant du triptyque arcade Hades, Neon White et Death Coming attirait le regard dès l’entrée.
En tout, une dizaine de jeux, présentés brièvement juste après, a rassemblé quelques centaines de personnes sur toute la durée de l’exposition.
A Mortician’s Tale (Laundry Bear Games – 2017)
La thanatopraxie ne vous dit rien ? Ce mot issu du grec désigne les techniques de soins de conservation des corps humains après la mort ou, plus simplement, l’embaumement. Pratiquées depuis des millénaires et étroitement liées aux cultures dans lesquelles elles sont exercées, les pratiques funéraires restent encore mal connues et considérées comme taboues. Savez-vous quelles sont les méthodes employées pour conserver un corps dans les sociétés occidentales ? Avez-vous déjà imaginé ce qui se passe entre le décès et la veillée funéraire ou l’enterrement ? Non ? Dans ce jeu narratif, Charlie, thanatopractrice, nous ouvre les portes des pompes funèbres dans laquelle elle travaille et dévoile son quotidien à côtoyer mort·es et vivant·es et nous offre un éclairage ludique sur ce métier méconnu.
Death Coming (Next Studio – 2017)
Librement inspiré de la célèbre série de films “Destination finale”, le jeu propose d’incarner un·e assistant·e de la Grande Faucheuse. Fraîchement décédé·e, vous voilà recruté·e dans l’au-delà pour exercer vos pouvoirs de mort et récolter autant d’âmes que possible. Cependant, la Clause du libre arbitre vous interdit d’interagir directement avec les êtres humains. Déclencher un incendie, provoquer un “accident”, tous les moyens sont bons pour tuer. Le jeu de type puzzle non linéaire pousse à faire preuve d’une ingéniosité et d’une imagination diaboliques. Architecte, ou plutôt ingénieur·e de la mort, c’est votre efficacité qui sera mise à l’épreuve dans votre course pour être élu·e meilleur·e employé·e de l’année !
Hades (Supergiant Games – 2018)
Je n’ai pas à présenter Hades, l’un des jeux les plus populaires et appréciés de la communauté. Au premier abord, j’ai naïvement pensé que ce jeu n’avait rien à faire dans cette exposition. Bien m’en a pris d’en apprendre plus ! Hades est l’un des rares jeux où la mort est LA mécanique de jeu, autour de laquelle tout s’articule. Elle est tellement bien intégrée qu’on l’oublie, on la chercherait presque, tant elle est primordiale pour arriver à la fin, dans tous les sens du terme.
Neon White (Angel Matrix – 2022)
Que la vie est dure en Enfer ! Ou plutôt au Paradis. Assassin de métier, Neon White a une chance de pouvoir échapper à l’enfer : éliminer les démons qui vivent au paradis… tout en étant traqué par d’autres chasseur·euses de démons, bien déterminé·es à prendre sa place. Car le Paradis n’est pas ouvert à tous·tes.
Mêlant jeu de parkour ultra rapide et jeu de cartes, Neon White se joue à la première personne et donne la possibilité d’invoquer son propre fantôme, c’est-à-dire la trace d’une partie précédente. Dans le cadre de l’exposition, il s’agit du fantôme d’autres joueur·euses, celleux qui ont joué avant vous et dont la trace sera définitivement supprimée lorsque vous remplacez leur fantôme par le vôtre, en battant leurs records. Définitivement ? Ou au moins, jusqu’à ce que le souvenir s’efface de toutes les mémoires…
Spiritfarer (Thunder Lotus Game – 2020)
Extrêmement apprécié par la communauté, Spiritfarer est l’un des jeux qui ont le plus marqué notre chère Présidente [NDLR: Jennifer Lufau]. Plus qu’un jeu, c’est une véritable expérience du deuil qui est mise en avant, soutenue par une narration exceptionnelle et une esthétique graphique qui rend l’aventure supportable, et même salvatrice.
Moitié gestion, moitié aventure, on y incarne Stella, fraîchement décédée, qui devient une Spririfarer ou Navigatrice, c’est-à-dire une passeuse d’âmes. Accompagnée de son chat, au-delà de sa mission de transport, elle est chargée de prendre soin des esprits pendant toute la durée de leur traversée. Qu’on aime ou qu’on n’aime pas, Spiritfarer ne laisse aucune place à l’entre-deux, tant l’appropriation de l’histoire devient personnelle, quand, sans vraiment s’en rendre compte, on réalise qu’un “au revoir” dans le jeu résonne aussi fort dans nos cœurs.
Super Meat Boy (Team Meat – 2010)
À la manière d’un Super Mario Bros. Super Meat Boy est un jeu de plateforme 2D dans lequel on incarne un morceau de viande, ou plutôt un cube de viande, parti sauver sa dulcinée. À la manière d’un Dark Souls, le jeu est d’une difficulté incroyable. Avec plus de 300 niveaux d’une rapidité qui ne laisse aucune place à la réflexion, Super Meat Boy se joue presque sur le bout des doigts, tant les manières de mourir sont multiples et le gameplay intransigeant.
La chorégraphie jouée sur la manette se matérialise à la fin de chaque niveau, permettant de revoir toutes les tentatives en même temps. Loin de mettre en avant les échecs répétés pour (enfin !) terminer le niveau, le jeu prend le parti de célébrer la progression d’une façon originale qui augmente sans aucun doute la fierté ressentie. La mort ici sert d’apprentissage puisque la répétition peut amener à apprendre presque par cœur, à la seconde près, les mouvements à faire pour éviter une mort certaine.
The Graveyard (Tale of Tales – 2008)
Monochrome, muet, poétique, lent, un tableau invitant à la réflexion, une rencontre avec le silence… Autant de mots utilisés pour décrire The Graveyard. Tous ces mots, cependant, s’accordent à dire que The Graveyard est plus une expérience avec soi-même qu’un jeu vidéo. Celle d’une promenade dans un cimetière où tout est imposé et subi, que ce soit les angles de la caméra, les déplacements du personnage, qui est une personne âgée sans nom, ou ses pensées. Tout ? Presque. Seul le moment de la mort est laissé à notre discrétion, si tant est que l’on joue la version payante.
Trolley Problem, INC. (Read Graves – 2022)
Est-il moral de laisser mourir une personne âgée pour sauver un bébé nouveau-né ? De sacrifier une personne pour en sauver des millions ? De choisir de mourir pour épargner un être cher ? Le dilemme du tramway est une expérience de pensée qui a donné lieu à de multiples études philosophiques. Basé sur ces études, Trolley Problem, INC. est un jeu narratif qui nécessite une bonne résistance, et plus si affinités, à l’humour noir. Des problèmes sans réponse satisfaisante, des dilemmes aux choix impossibles, le tout dans une ambiance stressante exacerbée par le chronomètre, le jeu laisse tout de même la possibilité de ne rien faire. Qu’importe ! Aucune des solutions ne se fait sans conséquences, souvent mortelles. Pour ne pas en rester là, vos choix sont comparés à ceux des autres, vous donnant une représentation de votre curseur moral par rapport à celle des autres.
La playformance de Joy Sticks
Décrites officiellement comme “des soirées lors desquelles sont invitées des personnes d’horizons divers (théâtre, stream et développement de jeux vidéo) pour présenter une forme théâtrale de 30 minutes réalisée à partir d’un jeu vidéo”, les playformances sont la marque de fabrique du collectif. En tant que représentant de l’association, j’ai eu l’occasion de participer au chapitre 5 et la playformance de Joy Sticks, streameuse de passion, m’a bouleversé à en verser quelques grosses larmes. Son rapport au deuil, raconté de manière très personnelle à travers le jeu Subnautica, m’a mis une claque, faisant s’écrouler en moi le mur que je croyais indestructible, preuve que j’avais fait le deuil de ma mère. Que nenni ! Mais avant de revenir sur le sujet, laissez-moi vous la présenter.
Joy Sticks
Joy, aka Joy Sticks, a deux grandes passions dans la vie : le théâtre et le jeu vidéo. La première, qu’elle adore, l’a suivie toute son enfance et son adolescence. Par manque de lieu, elle est aujourd’hui en recherche de pouvoir s’y remettre. À l’apparence timide, elle parle pourtant avec facilité de son parcours, et évoque sans pudeur visible les douleurs chroniques et les opérations liées à l’endométriose dont elle est atteinte. Cette maladie, qui l’oblige à avoir un environnement de travail adapté, est également la raison pour laquelle elle est reconnue comme PMR [NDLR : Personne à Mobilité Réduite]. Community Manager formée par une amie, c’est d’abord par rapport à ses streams qu’elle en a exercé les responsabilités, avant de lancer, en freelance, sa boîte dans l’événementiel.
La playformance ? Elle en a entendu parler et a assisté au premier chapitre. Depuis, une question la taraude : “Qu’est-ce que j’aurais fait à sa place ?”. Après un an de réflexion et une invitation à participer, elle saute sur l’occasion.
Sa playformance
Un mot sur le jeu maintenant : Subnautica (2018), piloté par Unknown Worlds Entertainment, est un jeu de survie qui propose un monde ouvert sous-marin, sur une planète étrangère, loin de tout. J’ignore si c’est le côté “vue à la première personne” ou la claustrophobie que je ressentais vis-à-vis de la situation mais je n’ai pas du tout aimé y jouer. Sans la playformance de Joy Sticks, j’en serais encore à pester de ne pas pouvoir l’enlever de ma liste, ayant obtenu un trophée tout à fait par hasard.
Comme quoi, des fois, il suffit de regarder les situations avec les yeux d’une autre personne pour tout remettre en perspective. Le déni, la colère, le chantage, la dépression, l’acceptation… Toutes ces étapes du deuil sont mises en évidence dans la façon dont Joy Sticks aborde et présente le jeu. Ce nouveau regard sur cette histoire m’a fait l’effet d’une douche glacée, comme si je voyais pour la première fois quelque chose qui a toujours été là. Quelque chose que je ne voyais pas, que je ne pouvais pas voir, que je ne voulais pas voir. Et depuis, impossible de faire comme si. Comme si je n’avais pas vu, comme si je ne savais pas.
Lorsque j’avais proposé de streamer les playformances, on m’a répondu : “il faut y être pour comprendre”. Mon scepticisme a volé en éclats face à ce que j’ai vu. Maintenant, je comprends. Maintenant, je sais. Et je ne peux que vous encourager à en faire vous-mêmes l’expérience.
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